Récit du 18 mai 2005, Aigneville


Lucky Luke à la rescousse !


Mercredi 18 mai 2005, une alerte météo est prévue pour le vol à voile et le vol libre en France. Tous les pilotes impatients de voler sont invités à profiter de la belle journée pour réaliser des vols de distance. Dans ces cas là, je ne m’affole pas, précision étant faite que j’ai choisi de décoller en Ile de France, et que les joyeux irradiés de la base ULM d’Aigneville ne manqueront pas d’être confrontés aux aléas du remorquage : démarreur défectueux du moteur de l’ULM, panne d’essence, un largage intempestif, la ligne rompue en l’air à rechercher dans les champs, une pompe mal enroulée qui donne droit à une seconde tentative, etc… Bref, je me pointe aux aurores pour décoller le premier et relativement tôt, ou bien j’arrive tranquillement le dernier. Seconde solution. Tant que je ne suis pas sollicité pour remorquer les libellules frétillantes, autant en profiter pour me la couler douce. Je commence donc par savourer une petite grasse matinée jusque vers 10h30 avant d’installer mon aile sur le toit de la super voiture à gaz, de pousser celle-ci dans la rue pour la faire démarrer, et de rouler vers le lieu de toutes les activités fébriles tandis que les cumulus se mettent en place majestueusement dans le ciel.

A mon arrivée sur le terrain, comme prévu, les aléas du remorquage s’enchaînent comme un diaporama ! Il fait grand beau, les cumulus bourgeonnent, et le vent est quasiment nul. Je fais la connaissance de la conteuse Caroline, qui accompagne l’un des quatre deltistes venus gazouiller en l’air, qui se bidonne, néanmoins avec un brin d’admiration, en voyant les efforts déployés et chichement récompensés à ses yeux, et qui racontera sa drôle de journée en compagnie de ces quatre compères dans un récit humoristique intitulé « les Dalton font du deltaplane ». Le temps de monter mon aile, de préparer tout le matériel, d’aider un peu à la mise en piste, d’assister aux décollages récurrents du Dalton malchanceux, et c’est déjà mon tour de m’installer avec mon « Joly Jumper » jaune et blanc et sur le chariot. Auparavant, le premier de ces Dalton qui avait pris l’air vers midi et demi, et qui tâtait l’atmosphère en attendant que ses petits copains le rejoignent, a dû se poser sous la contrainte d’un Eole désabusé de le voir passer son temps à faire des ronds au-dessus du nid au lieu de s’élancer à l’aventure. En l’occurrence, il s’agissait de Denis, et il décida dans la foulée de relayer Michel confiné jusqu’alors dans son rôle de remorqueur. Je décolle vers 15h, radio éteinte, tandis que Michel souffle un peu (non, pas pour créer du vent de face), et Denis m’emmène tout droit dans une super pompe que j’enroule joyeusement après m’être largué vers 740 m. Merci Denis ! L’idée me vient qu’un jour, je serai chargé d’en faire autant pour autrui. Pour l’heure, je me retrouve en train de faire la course dans les ascendances avec le père Eric S. qui a rappliqué plus haut sous le même nuage. Je le rattrape, le dépasse, il me dépasse à son tour, et disparaît dans les barbules. Plafond vers 1260 m, il ne fait pas très chaud, mais cette fois ci, je me suis bien couvert.

Pour rester facilement en l’air, je me dis qu’il faut naturellement rester collé le plus possible sous les cumulus, et je me dirige alors vers l’ouest où les ombres des nuages au sol signalent la formation d’une petite rue bien sympathique. Tel n’a pas été le choix d’Eric, dont j’aperçois l’aile évoluant au milieu d’un trou bleu, et me demande bien ce qu’il est allé faire là-bas. On se retrouve un peu plus loin sous le même nuage, à ceci près qu’il me semble bien bas tandis que je me faufile à nouveau entre les barbules. Je le perds de vue en poursuivant ma route, et j’apprendrai le lendemain qu’il a parcouru 25 km avant d’être repêché par la conteuse « récupérator ». Que c’est bon d’être tout seul là-haut entre les nuages, respirant l’air pur à pleines narines, admirant les détails de ma jolie planète, écoutant les bruits furtifs et évanescents de l’air qui souffle autour de mon casque, et ressentant une immense invitation à jouer toujours plus loin avec les ascendances !

Peu avant l’autoroute, je redécouvre d’en haut les villages contigus de Brou et Yèvres, déjà inscrits dans mes souvenirs de récupes solitaires et nocturnes à l’occasion d’un rafraîchissement prolongé et bien mérité dans le bar de l’église… Après avoir atteint à nouveau le plafond, les cumulus m’apparaissent maintenant plus attrayants vers le nord ouest, alors ce sera tout bonnement ma direction. La ville de Chartres au fond est quasiment mon seul repère, avec le soleil, car je navigue comme d’habitude « où le vent me porte ». Le plafond s’élève peu à peu jusqu’à 1560 m, avec une brève excursion dans l’un des nuages. En chemin, j’aperçois un grand aérodrome qui m’est inconnu, c’est bizarre car j’aurais quand même su le positionner, et qui prend de plus en plus la forme d’un terrain militaire, et qui m’invite à m’éclipser sur la pointe des pieds pour éviter de me faire repérer, on est en semaine, surtout que je croise carrément la trajectoire d’atterrissage des avions. Fausse alerte, car en vérifiant mes cartes le lendemain, je me rendrai compte qu’il ne s’agissait que de l’aérodrome a priori désaffecté de Senonches. Et puis j’ai le grand plaisir de recevoir les salutations chevaleresques d’un pilote de planeur, dont je balisais initialement la pompe, et qui me double en transition à quelques envergures en effectuant un majestueux battement de plumes… J’aperçois aussi un grand édifice moderne planté comme un champignon au milieu de la nature, et qui ne peut être que Center Park tant la cacophonie architecturale est en complète dissonance avec l’harmonie du paysage. La fin de l’après-midi se fait bientôt sentir avec un étalement progressif des cumulus, la diminution des zones ensoleillées, les points bas qui descendent jusque vers 600 ou 700 m avant de retrouver l’ascenseur justement au soleil des zones ombragées. La restitution des forêts se met progressivement à l’œuvre, tandis que mon altitude n’en finit pas de fondre. C’est ainsi que, au bord de l’atterrissage en lisière d’une forêt toujours ensoleillée, je parviens à enrouler quelques bulles qui me hissent encore une fois au plafond, vers 1400 m. Une buse m’a d’ailleurs emboîté le pas, en général c’est plutôt l’inverse, pour me laisser littéralement sur place au cours de sa montée fulgurante. Dérivant légèrement au-dessus de la grande partie de la forêt, j’identifie avec surprise la ville de L’Aigle juste à l’ouest. Un voile en haute altitude masquant définitivement l’ensoleillement vers le nord, je me dis que je n’ai rien à perdre à m’offrir une visite aérienne ludique de cette petite ville que je traverse régulièrement en allant à Clécy. D’ailleurs je vais aller atterrir dans cette direction. Longeant ma départementale bien connue vers Saint Evroult - N. D. du Bois, je me pose, volets tirés à fond, dans un mouchoir de poche en lisière d’un bois après avoir changé de trajectoire presqu’au dernier moment en raison d’une ligne haute tension qui me barrait le passage et que la pénombre du voile ne m’avait pas permis de repérer suffisamment tôt… L’herbe généreuse est assez haute, et les arbres environnants, la douceur de l’air et la satiété et l’ivresse du vol me donnent l’impression que j’ai atterri dans un conte de fée. C’est le bonheur. Il est 18h45, et un promeneur m’apprend que nous sommes dans la commune de Saint Symphorien des Bruyères.

Le retour par le système D vers mon fidèle carrosse laissé en sommeil à Aigneville n’a pas coulé comme un long fleuve tranquille, il a même plutôt relevé de l’aventure épique et rocambolesque. Au moins, cela m’aura fait des souvenirs. Sans trop de difficulté au début, un convoyeur de voitures américaines, un moine orthodoxe, un fermier, un coup de fil à ma chère et tendre bruxelloise pour lui souhaiter bonne nuit, et un jeune ouvrier turc me conduisent jusqu’au sud de Chartres où je fus rendu vers 23h. Au-delà, ce fut la galère. Un coup d’œil au Buffalo Grill du coin où les Dalton se sont sûrement arrêtés pour se restaurer, mais en vain, ils étaient déjà repartis vers leur tôle respective. Personne ne me prête attention, c’est pô juste ! Mais bon, il fait nuit et c’est le risque. « I am a poor and lonesome airboy, far away from home ! » En désespoir de cause, à force de marcher, je tente d’arrêter les voitures venant de n’importe quelle direction, pourvu qu’on accepte de m’avancer vers Bonneval. C’est ainsi que je me retrouve dans un véhicule de gendarmerie qui me dépose en limite territoriale. Il y a encore du chemin, et je tente en vain d’arrêter quelqu’un au dernier feu du village, dont la synchronisation n’a jamais permis qu’il passe au rouge lorsque des phares se présentaient. Et puis j’aperçois dans le même village les warnings d’une auto, qui m’invitent à laisser tomber ce damné feu pour aller demander un lift. A peine arrivé, trois jeunes me sautent dessus pour me demander de changer la roue de leur véhicule. La courtoisie n’est pas de leur culture. Il faut préciser qu’ils revenaient d’une soirée à bord d’une Golf surpuissante, qu’ils étaient complètement pétés, imbibés de vodka et puant l’herbe, que le seul conducteur s’était pris un trottoir dans le village même où je faisais du stop, qu’ils ne touchaient pas une bille pour remplacer la roue avant endommagée, et qu’ils passaient leur temps à beugler à grands coups d’insultes et de grossièretés entre eux et au monde entier. Consterné devant tant de vulgarité et d’irresponsabilité, je leur propose néanmoins un marché : je répare leur roue et ils me conduisent au village du Gault Saint Denis, même si cela les éloigne de 20 km. Ils sont tellement ignorants et peu débrouillards qu’ils acceptent immédiatement. Entre temps, le conducteur tombe quasiment dans le coma éthylique. Une fois la roue de secours mise en place non sans effort, j’ai gagné leur confiance, et ils acceptent de me laisser conduire leur véhicule. Je pense alors être arrivé au bout de mes peines, mais non, car il se trouve que la roue arrière a aussi été endommagée, et se dégonfle tout doucement au fur et à mesure que nous roulons. Cette tuile malencontreuse jette de l’huile sur le feu de leur inquiétude quant à avancer à vingt à l’heure sur la jante, leur énervement rejaillit de plus belle, et ils me larguent sur une petite route à 2 km du centre du Gault Saint Denis. Tandis que l’un des deux allumés encore valides s’installe au volant malgré mes conseils de s’arrêter en attendant au moins que le conducteur légal récupère, je leur souhaite bonne chance pour le retour tout en espérant ne jamais les revoir. Il est 1h30 du 19 mai. Pour finir, je savoure le silence nocturne, mais comme la base ULM est à 3 km de l’autre côté du centre du village, j’en suis quitte pour me taper encore une heure de marche sous la lune avant de pouvoir me reposer et me restaurer. Départ de la base ULM à 3h du matin, et comte tenu des inévitables pauses sommeil en retournant chercher mon aile, je quitte le champ à l’aube, il est 6h et les oiseaux chantent, c’est à la fois magique et irréel, pour être enfin rendu à domicile vers 9h20. Encore une sacrée journée de vol libre, qui me rassasie les émotions et la mémoire pour un bout de temps. Cette alerte météo n’aura certes pas été une alerte fiasco pour tout le monde, selon l’humour de la conteuse Caroline, puisque mon vol a été magnifique et que la distance base ULM – Brou – Saint Symphorien s’élève à 101 km. L’honneur du club est sauf ! Je dois néanmoins reconnaître que les performances d’un Jean-Paul Rozoy et d’un Bruno Capelle, qui ont décollé tôt dans l’Aube et qui ont parcouru respectivement 260 et 187 km, tous deux aussi en rigide, me laissent encore sur mon auguste postérieur. Bravo ! Enfin, nouvelle cerise sur le gâteau, le samedi 21 mai, Dominique Parmentier m’accorde mon brevet de pilote d’ULM pendulaire, au bout de onze leçons et 8h 04mn de vol. Le champagne est prêt, il ne reste plus qu’à se réunir pour le boire !

Frédéric Lévy