Sortie découverte en Mayenne


Mardi 30 mai 2006, la météo prévoit un beau ciel de traîne dans l’ouest de la France, avec un vent faible à modéré du nord ouest, tandis qu’une bonne partie du pays reste encore couverte par une des nombreuses perturbations qui se sont succédées dernièrement. A la fin de ce mois de mai pourri, où Neptune a laissé déchaîner sa colère, une occasion de voler en delta se présente enfin. Bien m’en a pris de ne pas descendre à Saint André, où le vent trop fort contraint les pauvres deltistes à se consoler en randonnant ou en descendant le Verdon en canoë. Je décide de partir tenter ma chance à Aron dans la Mayenne. Jean-Pierre, le remorqueur, attend deux autres deltistes arrivant de Bretagne, et nous ferons donc un tir groupé.

Sauf que les beaux cumulus du matin ont la fâcheuse tendance à envahir le ciel avec un peu trop d’appétit, et nous nous retrouvons à la base ulm sous un étalement de cumulus quasi complet, à se demander ce qu’on est venu faire là. Mais puisqu’on y est, autant décoller tester l’air, on verra bien. Il y a quand même quelques zones de nuages plus sombres qu’ailleurs et quelques trouées de ciel bleu éparses, ce qui nous laisse espérer que toutes les pompes n’ont pas été phagocytées. Jean-Pierre qualifiera la journée de « petit temps ». Je décolle le premier vers 15 heures. Largué vers 700 m, la première pompe me semble difficile à saisir, je dois louvoyer dans le ciel vers une zone nuageuse qui me paraît favorable, et je réussis enfin à atteindre le plafond vers 1250 m. Pendant ce temps, le second pilote semble aussi chercher sa pompe, mais c’est la dernière image que j’aurai de lui pour la journée, car désormais, je trace la route vers le sud est. Au début, c’est l’euphorie, car j’ai l’impression de voler sous une rue de nuages. Je découvre alors le paysage de la Mayenne, avec ses forêts, ses châteaux médiévaux, ses rivières… A force de voler au contact des barbules, il fait froid et j’ai froid. Les anges m’auraient-ils entendu ?! Les cumulus à pompes commencent à s’espacer sérieusement, laissant la place à un ciel d’altocumulus clairsemé de quelques rayons de soleil qui ont la bonté de me réchauffer un peu. Cependant, les transitions s’allongent, je dois raccrocher de plus en plus bas, et les vitesses de montée sont loin d’être exceptionnelles. Heureusement que le vent me pousse, tandis que je serre les ascendances au mieux (et les fesses) pour ne pas les perdre. Le paysage qui défile sous mes yeux me renvoie maintenant aux souvenirs de mes premiers circuits en planeur, à partir de Saumur en 1984. Notamment, une rivière dessine de larges boucles à travers des forêts qui s’élèvent au milieu des champs, une autoroute croise une ligne de chemin de fer puis la rivière, et enfin, un joli village flanqué à l’extérieur de la plus grande boucle semble défendre toujours le seul pont qui enjambe la rivière vers le nord ouest. La rivière doit être la Sarthe, et la ville que j’aperçois au loin au nord est doit être Le Mans. Je continue ma route vers le sud est, tant qu’il m’est permis de rester en l’air. Et puis une autre ville se précise, traversée par une nouvelle rivière aux jolis méandres incessants et fantaisistes à l’ouest, et dotée d’un grand aérodrome à l’est qui semble désaffecté et fermé (donc inutile d’aller me poser là). Cette ville, c’est La Flèche, dont la grande bâtisse blanche du prytanée militaire s’élève comme une statue dominante, et la rivière, c’est le Loir. N’ayant pu atteindre la base d’un cumulus qui me narguait au-dessus de la ville, je décide de quitter cet endroit à environ 1000 m d’altitude, pour m’aventurer dans le sens du vent vers un domaine de forêts et de clairières. Catastrophe, après avoir franchi la rivière, une belle « dégueulante » manque de m’envoyer au tapis, tandis que l’étalement de nuages n’est pas du tout pressé de se disperser pour laisser à nouveau le soleil chauffer la terre et faire repartir les cycles des ascendances. Point bas à 270 m. La phase de sélection du champ est amorcée lorsque je réussis à accrocher une pompouillette, à la lisière d’une clairière, qui me donne à nouveau espoir de poursuivre le vol. Et puis j’aperçois, sous le vent de ma position, trois bases de nuages plus sombres qu’ailleurs et formant un petit alignement. Je me dis que cela doit être possible de remonter là-haut, d’autant plus que le soleil refait son apparition. Alors je suis mis à faire des larges virages en volant aux grands angles proches du taux de chute mini, dans des varios positifs le plus souvent possible, tentant d’intercepter avec plus ou moins de bonheur toutes les bulles qui se présentent. Et j’ai tourné, j’ai tourné, j’ai tourné, à en attraper des crampes aux triceps à force de maintenir la barre de contrôle poussée. Le vent en profite pour me faire traverser cette zone forestière et me pousser plus loin encore. Les bulles sont furtives et je ne parviens pas à m’élever plus haut que 520 m, cela devient exténuant, physiquement et nerveusement. Et puis je remarque une énorme forêt qui se rapproche, avec au loin la cheminée d’une centrale nucléaire qui doit être celle de Chinon, en me disant qu’il vaut mieux survoler cette zone avec de la hauteur, et en constatant que ma réserve est plutôt maigre. Au bout de trois quarts d’heure de vol en basse altitude, qui a dû s’étendre sur 20 à 30 km, j’ai mon compte et je préfère atterrir juste avant la forêt. Il est environ 18h20.

Je me pose, avec un sentiment de délivrance, dans le pré du garagiste Grolleau, autochtone très accueillant et curieux, qui connaît la région comme sa poche et la région le lui rend bien. Il m’apprend que le village le plus proche est à 3 km à l’ouest, et s’appelle Vernoil le Fourrier. La grande forêt fait 9000 hectares et la Loire coule juste derrière. Il valait mieux effectivement avoir de la hauteur pour traverser tout ça. Après le repliage de l’aile, j’attaque la seconde partie : le retour au carrosse. Cela commence par une heure de marche jusqu’à Vernantes, village voisin un peu plus fréquenté, notamment pour trouver un téléphone et saluer Dame Clotilde. Pour la suite des évènements, la fatigue m’a aidé à faire un choix qui ne relèvera pas du bon sens. Au lieu de profiter des quelques heures restantes avant la nuit pour filer en stop le plus loin possible vers le nord ouest, j’ai voulu me la jouer pépère en choisissant de revenir en train et en dormant éventuellement à l’hôtel. Direction Saumur en stop où un TGV m’emmène jusqu’à Angers avec la tombée de la nuit. Une fois reposé dans le train, je me rends compte que je n’ai rien à faire dans cette ville, d’autant plus que je souhaite finalement rentrer chez moi pas trop tard le lendemain, et décide de me lancer sur le trajet Angers Laval en stop. Il y a bien 80 km. La nuit est certes bien installée, mais cela ne m’inquiète pas… Les vingt premiers kilomètres se déroulent sans problème. Ensuite, ma vitesse de progression chute littéralement car je dois à nouveau marcher pendant une bonne heure le long de la nationale, sans que personne ne s’arrête, bien naturellement. Il est bientôt minuit, je suis paumé en rase campagne, et je commence à avoir sérieusement sommeil ! Le plus dur a été de survivre entre 23h30 et 4h30, car il ne se passe rien. En fait, il s’est quand même passé quelque chose. Dans un hameau bordant la nationale, une lumière filtre à travers les volets fermés d’un bistrot. Je frappe, on ouvre, et je demande un coin pour dormir. Etonné, le barman m’introduit parmi une brochette de routiers qui passent leur temps à vider quelques verres et à se raconter des histoires à la « mords-moi-le noeud ». Etant prêt à accepter n’importe quelle compagnie, pourvu que je puisse dormir, je leur explique mon problème, et un bonhomme édenté, mal rasé et tirant sur un cigare, me propose gentiment de partager la cabine de son camion : il dort sur la couchette et moi sur les sièges. Super, je vais pouvoir dormir un peu. Pensant être au bout de mes peines, je bois un coup avec eux, je tente de faire bonne figure bien que jouer au pilier de comptoir ne m’enchante absolument pas. Mon hôte me raconte qu’il passe son temps à livrer des tonnes de paille entre la Vienne et la Mayenne, et que l’alcool lui tient fort bien compagnie entre deux livraisons. Cependant la fatigue reprend le dessus, et je dois m’éclipser dans un coin d’ombre en attendant que ces messieurs daignent rejoindre leurs couchettes respectives. Enfin, je me retrouve dans une cabine exiguë, rideaux tirés, et voilà que le bonhomme recommence à me raconter sa vie, en allumant un nouveau cigare et en mettant une musique horrible. Mon dieu, je suis tombé sur un insomniaque. Très vite, sa compagnie me devient insupportable, je décide alors de quitter le camion. Et me voilà en train de gambader à nouveau sur la route à 2 heures du matin ! Au moins, l’air est frais, sans un brin vent, et le ciel étoilé est splendide, c’est magique. Le Lion d’Angers est le nom du village suivant, relativement proche, et j’espère bien y trouver enfin un endroit pour dormir. J’ai tout essayé, sauf de réveiller les particuliers en pleine nuit : le seul hôtel du patelin est fermé et ne répond pas au téléphone, la maison de retraite ne peut me recevoir, la gendarmerie est vide ainsi que la caserne des pompiers car ils sont basés à Angers, et même le 115 ne répond qu’à partir de 9 heures ! Finalement, j’ai trouvé un banc, un bon banc d’un grand abri bus, spacieux et protégé. Quel bonheur de pouvoir me reposer ! Mais le froid nocturne devient glacial, et me sort bientôt de ma torpeur. En désespoir de cause, je dois me lever et marcher sans m’arrêter pour me maintenir un tantinet au chaud. C’est reparti sur la route de Laval. Et puis tout se décante vers 4h30. Une voiture surpuissante, dont l’échappement fait un boucan d’enfer, et remplie d’hommes plutôt costauds, s’arrête à mon niveau. Ouh là, j’ai déjà connu cela, à qui ai-je affaire ? Mais je ne vais pas faire la fine bouche et monte dans l’auto. Et me voilà transporté soudain à 140 km/h sur la route, ce qui m’apparaît fort agréable sur le moment. Les gens ne sortent pas de boîte de nuit, mais finissent tout simplement leur service nocturne dans l’usine de viande haché du village. Quelle situation inopinée, ça peut rendre service, les travailleurs de nuit ! Ils me déposent à la sortie de la ville suivante Château-Gontier. Dans la foulée, un livreur de poissons en route depuis Rennes m’emmène jusqu’à Laval, deux voitures me permettent de contourner la ville, et un infirmier du matin, qui déplore l’affluence dans les urgences d’accidentés de la route dus à la fatigue, l’alcool et la drogue, me véhicule directement jusqu’à Mayenne. Le jour se lève, je le savoure avec bonheur ! Encore un peu de marche vers Aron et une dernière voiture me dépose pile poil à la base ulm, vers 6h30. Cerise sur le gâteau, j’arrive au moment précis où Jean-Pierre et sa femme prennent leur petit dej. Ils m’offrent du thé et des tartines tandis que je leur raconte mes aventures. J’apprends que les deux autres pilotes ont été au plus loin jusqu’à La Flèche, mais eux, ils avaient une récupe qui les suivait. Puis je repars tranquillement chercher mon aile, sous un ciel limpide éclairé par un soleil généreux, en visitant d’en bas ce que j’ai admiré d’en haut. La distance Aron – La Flèche aéro – Vernoil s’élève à 113 km. Ce fut un beau vol, mais éprouvant. Dans la matinée, les cumulus s’installent à nouveau, et lorsque je quitte le Maine et Loire vers Paris, le ciel est à nouveau couvert d’étalements, mais ce n’est plus de circonstance.

Frédéric Lévy