Entre la Mayenne et les Deux-Sèvres


Les conditions météo en ce premier week end de début août 2006 sont annoncées fumantes sur une bonne moitié nord de la France, avec un vent du nord faible à modéré. Malheureusement, tous les pilotes remorqueurs des bases ulm relativement proches de mon domicile sont en congés. Le site de Saint Marc d’Ouilly à côté de Clécy ne m’inspirant guère, je dois de me résoudre à rouler pendant quatre heures jusqu’à Aron, où Jean-Pierre est encore disponible pour remorquer juste avant son départ en congé le lundi matin. Sur place, je retrouve la bande des trois irréductibles deltistes bretons (Patrick Collin, Thierry Mouton et Monique Pavy) que j’avais déjà rencontrés fin mai à Aron puis fin juin à Aigneville lors de la fête du club, et qui ont en ce jour gonflé leurs troupes avec deux deltistes supplémentaires, dont un certain Gérard Pique que je ne connaissais pas et qui se révèlera un pilote remarquable. Le samedi a été une belle journée pour certains, mais pas pour nous, et encore moins pour moi. En l’occurrence, une roue crevée de l’ulm a retardé les décollages des bébêtes en tubes et toile, et pour ma part, après une bonne première pompe, un mauvais cheminement m’as renvoyé aux pâquerettes 20 km au sud de la base ulm et au bout d’une demi-heure de vol. Pendant ce temps, quelques parapentes venus de Clécy, à 80 km plus au nord, croisaient déjà sous nos latitudes et nous laissaient mesurer à quel point cette belle journée nous est passée sous le nez. Du coup, j’en ai été quitte pour rendre visite pas trop tardivement à Dame Clotilde et fiston en villégiature à Saint Lô. En route, j’ai même récupéré en stop in extremis l’un des parapentistes qui avait parcouru une centaine de kilomètres depuis Clécy, qui avait eu quelques difficultés à progresser sur le retour avec ses 15 kg de chargement malgré tout son attirail spécialement conçu pour arrêter les voitures plus facilement, et qui était tout content de tomber sur un deltiste pour le véhiculer et lui raconter son vol !

Le lendemain dimanche 6 août, les prévisions météo sont inchangées, tout le monde de la veille est à pied d’œuvre sur la base ulm d’Aron. Gérard est impatient et décolle le premier vers 14 heures. Je décolle l’avant dernier vers 14h40, rate la première pompe, me récupère à 300 m au-dessus de la base en me rendant compte que les volets de mon aile étaient revenus en lisse et ne risquaient pas de me faire grimper, corrige le défaut à temps et réussis à retrouver une pompe qui m’emmène au plafond vers 1400 m. Inutile de reproduire l’erreur de la veille, j’avance prudemment entre deux cumulus, ce qui ne m’empêche pas de faire un point bas vers 600 m au-dessus de la grande forêt du Bois d’Hermet, à 15 km au sud d’Aron, qui est malheureusement couverte par un gros nuage en cours d’étalement, mais dont la lisière au sud est de nouveau ensoleillée et déclenche la naissance de la pompe salvatrice qui me rehausse au plafond. Seul sous un nuage et sans radio, il fait bon, je redécouvre cette jolie région et me l’approprie du regard, en scrutant quand même quelques repères qui me permettraient de me renseigner sur ma position. De villages, en bosquets, en routes et en rivières, j’enchaîne tranquillement les cumulus, en prenant soin d’arriver aux barbules avant de filer vers le nuage suivant. Le plafond monte sensiblement, entre 1500 et 1600 m, ce qui ne peut que me réjouir pour la suite des évènements. Peu à peu, je rejoins une jolie rivière un peu plus large que les autres, garnie d’estivants affairés à leurs activités aquatiques parmi les méandres, et qui coule singulièrement du nord au sud. Comme c’est la direction vers la Loire, je n’ai qu’à suivre ce cours d’eau. Une grande carrière à l’est coiffée d’un beau nuage m’indique un endroit rêvé pour refaire le plein d’altitude, qui sera d’ailleurs un peu musclé. Le plafond continue de monter, c’est royal. Le paysage en bas est magnifique. Et puis une agglomération m’intrigue. Je reconnais, à force de l’avoir arpentée pendant une partie de la nuit en mai dernier, la ville du Lion d’Angers, ainsi que le fameux routier où, à minuit, les piliers de comptoir s’enfilaient à la broche. Belle revanche, à 1700 m au-dessus. La rivière que j’ai suivie est donc la Mayenne. La Loire est maintenant bien visible, le soleil commence à illuminer la planète avec ses rayons rasants, la vue est formidable. Je traverse le fleuve à 16h50 et à 1730 m au-dessus d’un large méandre qui s’étend à une trentaine de kilomètres au sud ouest d’Angers (Chalonnes). Entre le bleu du cours d’eau, les berges verdoyantes, les îles de sable, les champs, les bosquets et les villages voisins, les couleurs sont splendides. Trêve de rêverie, je dois grimper à nouveau pour aller le plus loin possible, et rencontre ma première rue de nuages de la journée. Celle-ci m’emmène au-dessus d’une région dont j’ai complètement oublié la géographie. Impossible de me souvenir où se trouve une ville comme Cholet, ce qui m’aurait aidé à m’orienter. Tant pis, je poursuis ma route en conservant le soleil à ma droite et ça ira bien comme ça. Le paysage défile peu à peu sans m’inspirer la moindre idée de son nom. Une autoroute, un aérodrome au loin au sud ouest me laissent perplexe. Les nuages commencent maintenant à devenir plus clairsemés, la fin de la journée approche. Notamment, les ascendances faiblissent et il faut de plus en plus de temps pour atteindre le plafond, au détriment du cheminement. Alors je décide de privilégier ce dernier, en me disant que je trouverai bien de quoi me maintenir sous le nuage suivant. C’est ainsi que mon altitude fond littéralement lorsque le nuage suivant est un peu loin et que l’ascendance espérée n’est pas au rendez-vous. Je me rapatrie alors d’urgence au-dessus d’un village proche dont les effluves du soir me permettent finalement de regagner quelques centaines de mètres, tandis que le vent me pousse le long d’une route en ligne droite vers une agglomération qui se dessine et qui grossit de plus en plus. Malheureusement, la dernière ascendance de la journée s’envole, et je dois sérieusement songer à trouver un champ généreux si je veux éviter la mauvaise posture d’atterrir sur le terrain de foot de la ville. J’opte pour une recherche vers l’ouest, et me pose gentiment à 19h40 non loin d’une maison et avec trois brebis pour gardiennes des lieux. Rassasié et heureux.

Les occupants de la maison m’apprennent que nous sommes dans la commune de Breuil-Chaussée, à quelques kilomètres à l’ouest de Bressuire, dans les Deux-Sèvres ! Leur accueil est sympathique, et je peux téléphoner à Patrick pour échanger des nouvelles. Il s’est posé près d’Argenton-Château, le village à 15 km au nord que j’ai survolé à très basse altitude. Coïncidence, ce nom me rappelle immédiatement une glorieuse époque de vol à voile car en juillet 1988, ce même village était un point de virage de mon premier circuit fermé de 500 km au départ de Bourges… Revenons à nos brebis, Patrick m’informe aussi que Thierry s’est posé une demi-heure après moi à une dizaine de kilomètres au nord est de Bressuire. Comment a-t-il fait, l’animal, pour continuer à voler une demi-heure de plus, alors que je ne trouvais plus rien pour me maintenir en l’air ?! En tout cas, c’est intéressant qu’il se soit posé dans le coin, car si je parviens à intercepter sa récupe, je pourrai peut-être bénéficier d’un lift en direction d’Aron pour retrouver mon véhicule, revenir chercher mon aile, et rentrer à la maison pour le petit matin. Car j’avais promis à Clotilde, qui revenait de Normandie ce même jour, de l’emmener à Orly le lundi matin avec Théodore pour qu’ils s’envolent vers le sud chez la marraine. Problème : comment répondre présent au rassemblement de 9 heures alors que je me suis parachuté en pleine campagne perdue dans les Deux-Sèvres, qu’il fait bientôt nuit et que je n’ai aucun moyen de transport ?! Bon, commençons par le début, je dois me poster à un endroit où je suis sûr de croiser la route des véhicules qui descendent récupérer les pilotes bretons, en la circonstance mieux organisés que moi. A ma demande, l’homme de la maison à côté du champ, très serviable, accepte de me conduire jusqu’à la place principale d’Argenton-Château, point de passage obligé des provinciaux en vadrouille dans le secteur. En chemin, mon chauffeur jovial me raconte qu’il est un agriculteur-éleveur-réparateur-mécanicien-carrossier-maçon-plombier-électricien-cuisinier-menuisier, bientôt à la retraite, tout en s’occupant de sa femme handicapée et aussi beaucoup des canards car il réalise 80 % de son chiffre d’affaire en les gavant par centaines avant de les envoyer à l’abattoir pour en extraire le foie gras… J’aurais voulu lui crier mon indignation et mon dégoût en entendant les détails !! Mais je ne vais pas cracher dans la soupe, je suis tout de même bien content du service qu’il me rend et le remercie en conséquence. La nuit est tombée, j’attends maintenant sur le bord du rond-point en scrutant les voitures qui passent.

Au bout d’un certain temps, la voiture de Thierry se présente et, trop heureux de la voir, je lui mets le grappin dessus. Le conducteur, Jean-Luc, est ravi de me rencontrer, car il est sujet à des crises d’angoisse, il n’a pas pris ses médicaments, il a dû s’arrêter une heure sur la route pour laisser reposer ses émotions, et il est trop heureux de trouver enfin de la compagnie pour parler. J’appelle alors Patrick pour lui dire que je suis récupéré, et celui-ci m’apprend que le père Gérard a poursuivi son vol au-delà de 21 heures et qu’il s’est posé à plus de 20 km au sud Niort, battant du même coup le record du site avec une distance probable de 240 km. Chapeau ! Je reste sidéré par cette nouvelle, d’autant plus que j’aurais bien aimé savoir comment il s’est débrouillé pour rester en l’air entre 19h30 et 21h ! Mais comme il est discret et n’a pas déclaré son vol à la CFD, je n’en saurai pas davantage. En tout cas, bravo à lui. Plus tard, nous récupérons Thierry qui semble étonné de trouver dans sa voiture un collègue à rapatrier. S’il s’adapte volontiers, il refuse cependant de me conduire jusqu’à Aron, ou de me rapprocher, car cela lui rallonge trop sa route pour rentrer à Rennes, il travaille le lendemain, et surtout Jean-Luc doit impérativement rentrer chez lui, aussi à Rennes, pour prendre ses médicaments le plus tôt possible. Après une bonne argumentation, Thierry arrive même à me convaincre d’aller récupérer mon aile, de la charger sur le toit de son auto à côté de son aile, et de me conduire aussi à Rennes où nous aviserons. C’est effectivement le plus simple pour tout le monde compte tenu de l’heure tardive. Sauf que les barres de fixation sont chichement garnies en mousse, et je décide de retirer mon pantalon pour l’enrouler autour de l’une d’entre elles afin de bien protéger mon matériel, au demeurant plus fragile que l’aile de Thierry ! Et nous voilà partis sur le chemin de la Bretagne. Une causerie sympathique s’établit. Thierry me propose de dormir un peu chez lui avant de monter dans le premier TGV pour Paris, de ranger provisoirement mon aile dans son garage ou dans son jardin, et me confie le volant lorsqu’il commence à piquer du nez. Nous arrivons allègrement à bon port vers 3 heures du matin.

Le garage est un capharnaüm, Thierry ne s’en cache pas. Le jardin me paraît difficile d’accès avec une aile de 6 m de long, et cette option ne m’inspire pas à cause de la rosée du matin. Si l’aile peut rester sèche, ce n’est pas plus mal. En plus, si on s’endort, il y a peu de chance de se réveiller pour attraper le premier TGV du matin, qui ne part que vers 6 heures et qui arrive trop tard à Montparnasse pour me laisser le temps de descendre à Brétigny par les transports en commun. Il me vient alors l’idée d’emprunter le véhicule de Thierry pour conduire maintenant jusqu’à Aron, transférer mon aile sur ma voiture qui est correctement équipée, rentrer avec dans la foulée à Brétigny, puis retourner à Aron et à Rennes pour rendre le véhicule le lundi en fin d’après midi, en bon état, et avec le plein. Thierry accepte, c’est super. Le trajet nocturne jusqu’à Aron puis matinal jusqu’à Brétigny se déroule sans incident, curieusement sans nécessité de m’arrêter pour dormir. J’ai quand même fait une entorse à mes habitudes en empruntant l’autoroute à Nogent-le-Retrou, craignant un retard fatal. Arrivée en fanfare au portail du logis pile à 8h45, Clotilde est contente, bien qu’elle ait commencé à mettre en œuvre son plan B pour ne pas rater l’avion. Après une bonne douche bien méritée, la matinée se déroule comme prévue, mission accomplie. La seconde partie de la journée commence. Après avoir rangé mon aile au local, je repars vers Aron avec la Berlingo de Cloclo, plus rapide et plus fiable à cette époque que mon carrosse, en ne faisant que quatre pauses dodo d’un quart d’heure chacune. La voiture de Thierry est toujours là, et je la lui ramène comme convenu en fin d’après-midi après avoir fait le plein aux abords de Rennes. Thierry est ravi de me revoir et de revoir son véhicule qui peut encore lui servir pour aller voler ! Après une bonne bière sympathique, il me conduit à la gare d’où je rejoins Laval en train. Au cours de ces dernières 36 heures, je n’aurai dormi finalement qu’une heure, alors le siège confortable du TGV est le bienvenu pour un petit repos. De nouveau à l’affût à la gare de Laval, j’intercepte sur le parking la première voiture qui se présente, et merci la chance, les gens acceptent de me conduire à Mayenne. Ambiance un peu électrique, car mes hôtes ont l’air de soixante-huitards en perpétuelle révolte contre la société, alors pour une fois je me suis fait discret. Nouvelle interception d’une bonne âme assise derrière son volant à Mayenne. L’homme accroché accepte de me rapprocher d’Aron, et comme la discussion va bon train, il me conduit finalement jusqu’à la base ulm, où je suis rendu vers 22 heures.

Le coup de massue inévitable arrive dans la nuit à la hauteur du joli village de Saint Rémy du Val près de Mamers, où je m’arrête pour dormir le temps nécessaire. Réveil autour de 4 heures du matin, la citrouille un peu embrumée, il me reste encore de la route avant de retrouver mon lit. Et comme pour m’accorder une compagnie, il m’est donné de prendre en stop dans le village suivant un brave homme qui s’y est pris de bonne heure, vu la grande fréquentation nocturne de sa campagne, pour l’emmener jusqu’à sa destination à Maintenon à 20 km au nord est de Chartres. L’aurore révèle déjà les premières couleurs du jour dans le ciel entièrement clair. Arrivée au logis vers 7 heures, douche, dodo, enfin. La distance d’Aron à Breuil-Chaussée via le Lion d’Angers s’élève à 164 km. Encore un vol magnifique, avec des paysages splendides, et avec un retour au nid quelque peu rocambolesque !

Frédéric Lévy