Virée surprise en Auxerrois

 

Vendredi 1er juin 2007. En ouvrant les fenêtres après l’émergence du dodo, je constate avec bonheur que les petits cumulus ont déjà achevé leur éclosion dans un ciel limpide et ensoleillé. Ils ne sont pas hauts, mais la douceur de l’air me suggère que l’atmosphère devrait être convective et pas trop humide. Serait-ce enfin une belle journée à saisir pour aller voler ? Avec un mois d’avril trop chaud et un mois de mai trop pluvieux, le printemps dans la moitié nord de la France aura été plutôt avare de bonnes conditions pour effectuer des vols sur la campagne, et après une occasion peut-être ratée quelques jours auparavant, je me dis qu’il ne faut absolument pas laisser passer celle-ci. Les prévisions téléphoniques de la météo vol à voile confirment mon impression, en indiquant toutefois un plafond maximum pas tellement haut, en l’occurrence vers 1200 m en milieu d’après-midi, un vent du nord ouest de 15 à 20 km/h, et un risque d’averses locales. Qu’à cela ne tienne, ça n’empêche pas de voler, et je ne saurai jamais comment cela présente si je ne vais pas voir de mes propres yeux. Le senior Michel M., grand amateur de vols en ulm et souvent disponible pour remorquer, a aussi senti le bon air et partage mon enthousiasme. Après avoir déposé le fiston chez la nounou, je file retrouver Michel sur le terrain d’Aigneville.

Premier décollage vers 13h40. Largage intempestif vers 500 m alors qu’une turbulence nous avait un peu secoué et que je m’appliquais à revenir derrière l’ulm. La poignée de mon largueur a heurté la barre de contrôle, et zut ! Le ciel est pavé de beaux nuages tout frais moulus, mais n’ayant rencontré aucune pompe valable sur mon trajet, je dois atterrir au bout d’un quart d’heure, heureusement sur le terrain. Déception. J’hésite néanmoins à redécoller car nous entendons et apercevons de l’orage non loin au sud, et je redoute que mon aile finisse encore trempée (la résine de la structure n’aime pas l’eau, sans compter les éventuelles tâches de moisissures sur le tissu). Michel m’invite à tenter ma chance une seconde fois car pour lui, l’orage se ne déplace pas vers le terrain. Et nous voilà de nouveau en l’air, il est 14h33. Une fois largué, les pompes ne sont pas mirobolantes, je dois chercher par-ci par-là de quoi me sustenter, en gagnant peu à peu de l’altitude. Enfin je parviens à la base du nuage légèrement au sud du terrain, vers 1300 m en léchant les barbules. Bon, que faire maintenant, je ne vais quand même pas passer mon temps à tourner en local ! Allez, je me tire en direction de Voves où les cumulus sont bien joufflus et pas trop loin à atteindre. Bonne idée, car une fois arrivé à Voves, j’aperçois la pluie qui dégringole sur Aigneville. D’ailleurs celle-ci me suivra pour arroser la petite ville un peu plus tard. En attendant, premier point bas à 400 m. Je raccroche sous le vent de toits d’usines, au sud de la ville, et parviens à reprendre une hauteur confortable. Cependant le vent me dérive tout droit sur Orléans, et il vaut mieux éviter de me faire repérer par là-bas, surtout en semaine. Les inconditionnels du respect de la réglementation peuvent se rassurer, car je me suis scrupuleusement appliqué à contourner par le nord la CTR militaire de Bricy. Il faut dire que mon choix est aussi motivé par la présence à l’est de cumulus beaucoup plus séduisants, alors qu’au sud et au sud est, c’est la lessive. Donc pendant quelque temps, je quitte les ascendances en allant plus vers le nord est. Le ciel est bien clair, la visibilité est très étendue, c’est chouette. Pied de nez en passant au-dessus du patelin à côté duquel je m’étais posé fin août 2006, à l’issue d’une erreur de cheminement alors que les cumulus bourgeonnaient de partout. Les points bas vers 400 m s’enchaînent les uns après les autres. En fait, le plafond n’étant pas très élevé, vers 1200 m comme prévu, si je veux avancer, je dois accepter de descendre plus bas pour raccrocher dans la pompe du cumulus suivant. C’est un risque qui me laisse une marge d’erreur très faible, la planète n’est pas loin. En général, je m’en sors en tâtonnant dans une zone entre un hameau ensoleillé et le nuage voisin au sud est. Mais je ne parviens pas à tenir dans les pompes jusqu’au plafond, celles-ci devant être un peu hachées par le vent. Décidément, rien n’est jamais complètement acquis, et je dois souvent attendre le deuxième ou le troisième service avant d’arriver aux nuages, tandis que le hameau initiateur se retrouve dans l’ombre d’un autre cumulus. C’est ainsi que j’arrive gentiment au-dessus de Pithiviers, environ deux heures après le décollage, en pensant à Cloclo qui va bientôt quitter le boulot pour aller retrouver son marmot ! Vue d’en haut, la ville est curieuse, on dirait presque une oasis cernée par les plaines immenses de la Beauce et du Gâtinais. De jolies ruines d’un château médiéval se dessinent bientôt sur une butte le long d’un cours d’eau bordé d’arbres. Trêve de rêverie, la pompe attendue au-delà de la rivière n’est pas au rendez-vous. Il y a trop d’ombre sous les nuages. Je dois me rapatrier d’urgence vers un grand champ tout jaune bordé par quelques maisons et la lisière du cours d’eau, où les rayons du soleil parviennent encore à filtrer, où je pourrai aussi me poser en cas d’infortune. Point bas à 279 m, et encore par rapport à l’altitude d’Aigneville. La chance me sourit, une bonne pompe se présente, et je ne la lâche plus. Ouf. Bientôt, les conditions semblent s’améliorer, les nuages sont moins espacés, et il n’est plus nécessaire de descendre assez bas pour avancer. Un planeur en profite pour me dépasser en flèche sous le gésier. Une ville flanquée d’une grande forêt à l’est se dessine et grossit peu à peu. Cela ne peut être que Montargis. Un gros nuage surplombe la forêt un peu lointaine, qui ne présente aucune aire d’atterrissage potable si ce n’est une clairière au milieu. La base du nuage étant bien sombre, je décide malgré tout d’allonger ma transition pour m’aventurer là-dessous, et au-dessus de la forêt. La pompe recherchée est la meilleure de la journée. J’atteins les barbules à 1392 m dans du 4 m/s, et comme ça continue à monter, je prends de plus en plus de vitesse avec les volets au neutre, en suivant un cap donné par le déplacement de l’ombre des nuages, et en essayant de garder le sol en visuel le plus possible. Je stabilise lorsque le variomètre indique zéro. Mon petit anémomètre à ludion indique une vitesse de 80 km/h. Ah ça c’est bon ça mon ami ! Je savoure ce moment à pleines dents et à pleines narines ! Et puis c’est la fin du nuage. Néanmoins, pour couronner l’affaire, une rue de nuages qui s’est constituée en aval me balise la route, et je ne me prive pas de m’y engager. L’altitude perdue entre deux pompes est quasiment regagnée rien qu’en marsouinant, c’est royal ! Le paysage a changé d’allure. La grande plaine a cédé la place à une succession de petites collines et de vallées tapissées de bosquets, de petits champs inclinés, de pâturages, de rivières, de petits villages, voire de jolies propriétés abritées dans la forêt. C’est magnifique. Cela dit, les champs convenables pour atterrir, c’est-à-dire exempts de cultures hautes, d’animaux et de barbelés, se font rares. Les moissons ne sont pas d’actualité, et il me faut rester prudent sur le choix de l’endroit où je me poserai. Mais l’heure n’est pas encore venue, et je navigue allègrement de nuage en nuage tant qu’il y en a, découvrant cette jolie campagne vallonnée qui défile sous mes yeux, tantôt en spiralant, tantôt en quête d’une nouvelle ascendance. J’aperçois bien, au loin vers l’est, une large vallée bordée d’agglomérations et d’une grande forêt qui me rappellent la vallée de l’Yonne, la forêt d’Othe, la ville de Sens, ou peut-être Joigny, ou même Auxerre. Mais l’incertitude subsiste, et de toute façon ce n’est pas ma route donc je vérifierai plus tard. La fin de la journée commence à se faire sentir avec la difficulté croissante de trouver des bonnes pompes. Pourtant elles existent, car là-haut les cumulus sont loin de s’étaler. Mais l’ombre des nuages gagne sur le sol et je dois me contenter de varios légèrement positifs en volant aux grands angles tandis que le vent me pousse. La fatigue s’installe dans cet exercice et ma patience s’envole. A mi-hauteur environ du plafond, je décide de quitter ce marais pour tenter une percée vers un gros nuage à la base bien sombre et alléchante. En fait un rideau de pluie se forme sous le nuage, dont j’écope quelques gouttes en passant. Mauvaise pioche ! Bifurcation illico vers le nord ouest où un cumulus plus modeste chapote un village dont l’ensoleillement se maintient un tant soit peu. En plus j’ai repéré sur une colline proche un grand champ de terre nivelée accessible par un chemin, c’est idéal pour se poser correctement. Malheureusement mon altitude se met à fondre comme du beurre, et le vent de face n’arrange pas les choses. Rapidement, je me rends compte que je peux oublier le cumulus pour un atterrissage dont l’imminence me surprend. Pour atteindre le champ repéré, je dois hélas continuer à remonter au vent. Tandis que mon altitude continue à s’évanouir, je me demande sérieusement si mon plan est réalisable, car ma belle plate-forme est gentiment bordée d’un bosquet à gauche et d’une ligne électrique à droite de ma trajectoire, et ceux-ci se rapprochent dangereusement. Que faire ?! Passer au-dessus de la ligne, passez en dessous, dérouter l’approche au dernier moment vers un champ plus petit et plus incertain ? Allez, je continue normalement au-dessus des obstacles… et ça marche. Grand soulagement. Position plein tirée des volets pour atterrir en douceur, et je réceptionne mon aile directement sur les épaules. Il est 18h46. Un léger sentiment d’échec m’envahit, car je n’ai pas su rester en l’air pour aller le plus loin possible alors que les cumulus sont toujours bien vivants. Mais bon, mon vol a été splendide, et tout aussi inespéré compte tenu des conditions après le décollage. C’est déjà formidable.

Mon grand plaisir après le repliage de l’aile sur le bord du champ est d’aller à la rencontre du premier venu pour lui demander où nous sommes. Celui-ci se présente sur le chemin sous la forme d’un agriculteur au visage buriné qui chevauche tranquillement sa vieille mobylette en rentrant chez lui. Il m’apprend que nous nous trouvons sur la commune de Diges, à 20 km au sud ouest d’Auxerre. Une causerie sympathique s’établit, à l’issue de laquelle l’idée m’est venue de lui demander de me prêter sa mobylette pour retourner chercher ma voiture à Aigneville. Mais je me suis retenu, peut-être par discrétion, et aussi par crainte de m’engager dans une nouvelle galère nocturne ! En fait, c’est un peu exténué que je remets les pieds sur terre, et je n’envisage pas de me lancer dans une aventure scabreuse le long des routes. Il faut dire qu’en me couchant tous les jours vers 2 heures du matin, et accessoirement en baillant sur le trajet pour aller voler, mon endurance en prend un coup et au bout d’un moment, l’énergie et la vigilance s’effondrent. Donc je vais tenter pour une fois un retour confortable et sans souci. Coup de fil à Madame ébaubie dans la première maison au bout du chemin, et comme les habitants sont des gens sympathiques, l’homme accepte de me conduire carrément jusqu’à la gare d’Auxerre ! Merci à lui, car il y avait quand même du chemin, notamment en traversant toute la ville. Mon idée est de rentrer à la maison par le train, dans lequel je pourrai commencer à me reposer, puis de repartir à Aigneville avec la Berlingo de Clotilde, changer de voiture, récupérer l’aile à Auxerre, revenir à Aigneville, laisser ma voiture et mon aile sur place car une belle journée de vols est prévue pour dimanche, et repartir au logis avec la Berlingo. Ainsi je ne chamboule pas les plans de Clotilde pour samedi, et ne lui impose pas non plus un aller-retour pour me déposer au terrain. A la volée : TER vers 21h30 (le dernier) depuis Auxerre jusqu’à Migennes, TGV jusqu’à Melun (le dernier), RER D jusqu’à Paris (le dernier également). La causette avec un jeune homme de la région puis avec une contrôleuse finissant sa journée va bon train. Rassasié et détendu, je plane toujours. Les trajets auraient pu se dérouler sans histoire, mais la loi de l’emmerdement maximum s’en est mêlée. En l’occurrence, à Maison Alfort, la dernière station avant Paris, le train est immobilisé trois quarts d’heure depuis minuit en raison d’une agression qui a mobilisé une vingtaine de policiers. Le conducteur du train m’apprend qu’une bande armée faisait du racket dans l’un des wagons, et que la police, prévenue grâce à un portable, a interpellé une dizaine de personnes. Hallucinant, dans quel monde nous vivons ! Le train arrive à la gare de Lyon peu avant une heure du matin, trop tard pour aller choper le dernier RER C à Austerlitz en direction de Brétigny. En quête du premier plan de secours venu, je m’aperçois que le même train repart bientôt vers le sud en s’arrêtant à Juvisy. Là, je pourrai peut-être intercepter le RER C et rentrer chez moi. Il me reste deux minutes pour réagir avant le départ du train. Course effrénée sur les quais. Mais je rate la marche du wagon, mon pied se retrouve coincé entre le quai et la marche, tandis que mon corps chute de tout son poids sur la jambe bloquée et en appui sur le bord de la marche. Je pousse un hurlement de toutes mes tripes. Heureusement le tibia n’est pas cassé, mais mon dieu, qu’est-ce que ça fait mal ! Je réussis quand même à monter dans le train juste avant son départ, flanqué d’un gros hématome qui se transformera en une jolie blessure. Très vite, je m’active à masser du pouce tous les points des méridiens rate-estomac le long de la jambe endolorie, et de l’autre aussi d’ailleurs, afin de diffuser les liquides qui ne manqueront pas de faire enfler la blessure. Un massage tout doux sur celle-ci avec la paume de la main dans le sens anti-horaire contribue à apaiser la douleur. Finalement, je peux me relever et tenir debout avant mon arrivée. Plus de RER C à Juvisy. Fort heureusement, on m’apprend que le bus de nuit, le noctilien, va passer à 2 heures du matin pour arriver à Brétigny vers 3 heures. Il m’a fallu une situation qui sort de l’ordinaire pour me rendre compte de l’existence de services de nuit au départ de Paris qui fonctionnent très bien et qui permettent d’éviter de s’affoler après le dernier train. Bon, en tout cas, me voilà clopin-clopant en train d’arpenter le pavé pour activer la circulation du sang dans la jambe en attendant ce fameux bus, qui aura d’ailleurs la bonté de me déposer juste devant chez moi vu les circonstances. Douche, dodo, mais impossible de fermer l’œil. Alors vers 5h30, je saute dans la Berlingo, et passe une douzaine d’heures sur la route pour récupérer mon aile selon mes plans, en incluant les inévitables pauses sommeil et quelques visites touristiques dans des jolis villages de l’Auxerrois animés par les marchés du samedi matin. La distance Aigneville – Voves – Pithiviers – Diges s’élève à 161 km. Le vol a été formidable, les beaux souvenirs se bousculent dans la tête, et la récupe encore un peu épuisante en vaut bien la chandelle.

Frédéric Lévy