But à Chérence

 

Depuis quelque temps, c’est la série des ciels de traîne avec des vents du sud ouest faibles à modérés en raison des continuelles perturbations qui n’en finissent pas d’arroser la moitié nord de la France. En ce samedi 21 juillet 2007, c’est à nouveau le même scénario, avec néanmoins une bonne convection annoncée sans trop de nuages défavorables, 3/8e de cumulus, plafond maximum vers 1600 m. A ceci près que nous nous réveillons sous un ciel couvert de stratus épais, que la nappe s’étend, paraît-il, sur toute la Beauce et jusque dans le Perche, et qu’elle doit se dissiper à la mi-journée. Bon, ce n’est pas un début de journée très motivant, car l’ensoleillement au sol s’en trouvera nécessairement retardé. Qu’à cela ne tienne, je veux tenter ma chance. Malheureusement, la seule personne disponible pour me remorquer à Aigneville, en l’occurrence Denis, reste injoignable. Je commence à tourner en rond, à en faire sourire Clotilde. Une sortie à Clécy n’est pas intéressante car les nuages y sont encore plus gris, plus bas, plus rapides, et plus enclins à déverser un peu de pluie. Je propose alors à Clotilde une sortie familiale sur les bords de la Loire à Sully, en espérant que la météo y soit un tantinet favorable pour voler un peu. Tout le monde est sur le départ vers 11 heures lorsque le téléphone sonne : Denis s’est réveillé, hourra ! Il accepte de me remorquer à Aigneville comme prévu, mais il ne souhaite pas voler en delta car la goutte commence à lui pendre au nez à la suite d’un refroidissement attrapé au cours d’un vol récent en planeur, et s’est accordé une petite grasse matinée récupératrice afin d’être en meilleure forme ce week end, et notamment dimanche pour tenter à nouveau ses cinq heures en planeur. Changement de programme, on abandonne le plan B à Sully, et tout le monde embarque dans la Berlingo en direction de l’Eure et Loir. En chemin, nous constatons avec bonheur que les stratus se dissipent effectivement, laissant la place à un ciel de cumulus naissants. Denis en profite pour téléphoner au sieur Fred Bergey, en principe toujours vaillant pour saisir une belle journée de vol, mais celui-ci fait un peu la fine bouche en déclarant qu’il préfère des météos plus franches. L’avenir nous apprendra qu’il s’en est bien mordu les doigts.

Arrivée très tardive sur le terrain, conséquence inévitable de l’incertitude matinale. Remarquant que les cumulus s’installent plutôt par le nord ouest, je confie à Denis que nous avons bien fait de ne pas aller à Sully et qu’il vaudrait peut-être mieux naviguer aujourd’hui vers le nord, contrairement à mon vol vers l’est trois jours auparavant, si naturellement j’arrive à accrocher et tout et tout. « Tu nous fais un but à Chérence », me lance-t-il, « histoire de dire bonjour à mes copains vélivoles ». Et j’ai pensé « pourquoi pas » ?! Nous sommes fin prêts à décoller vers 15 heures, sous les yeux de Dame Clotilde et du dauphin Théodore, lorsque le moteur de l’ulm refuse de démarrer à cause d’une panne de batterie. La guigne. Cloclo se bidonne. Seconde chance en tirant des câbles de la batterie de la Berlingo ramenée en renfort, et nous décollons enfin à 15h30. Denis remonte au vent assez loin, et je me largue vers 700 m au-dessus du village de Moriers, qui sera le point de départ de la balade. Première pompe envolée, premier point bas à 300 m au-dessus des silos au nord du terrain. Denis a cru que j’allais revenir me poser, mais je n’avais pas l’intention d’atterrir, et il n’avait pas non plus très envie de se taper un second remorqué. Enfin, je trouve une bonne pompe qui m’emmène lentement mais sûrement vers la base du nuage, tandis que le vent me pousse vers le nord est, pile poil dans la direction de la TMA d’Orly interdite de pénétration par les plaisanciers. A Voves, je décide de me diriger comme prévu vers le nord, en pensant faire un crochet par Dreux, si j’y arrive, avant de poursuivre dans la direction du vent vers Mantes, afin d’être sûr de bien contourner la TMA de Paris. Avec tous les planeurs et les avions de tourisme qui circulent dans le coin, il vaut mieux rester vigilant, notamment sur la réglementation. Donc je navigue un peu en zigzags, poussé vers le nord est en spirale, et en transition vers le nord ouest. Plafond maximum vers 1640 m au-dessus du terrain ulm de Houville la Branche, non loin de Chartres où Clotilde et Denis ont prévu de se promener tranquillement avant de rentrer à la maison, me laissant à mon sort habituel pour la récupe. Les premiers planeurs en local de Bailleau et de Chartres font leur apparition, tels des éclaireurs annonçant le gros de la troupe. Par amusement, je me prête volontiers au jeu de l’ascendance avec ceux qui cherchent à gratter de l’altitude sur le delta, serrant mes spirales le plus possible pour me rapprocher du centre de l’ascendance, quitte à décourager certains, préférant s’éloigner de cet intrus qui double les trajectoires par l’intérieur de la pompe. Finalement, mon aile ayant un rayon de virage plus petit que celui des planeurs, mais un taux de chute minimum plus élevé, tout le monde se retrouve à monter à la même vitesse et puis voilà. En revanche, dès qu’il s’agit d’accélérer pour filer vers un autre nuage, je suis littéralement scotché par ces bolides dont la recherche de la performance est le premier critère de leur conception. Un grand plaisir m’envahit en survolant à nouveau cette région, et d’autant plus en vol libre, car la dernière fois, c’était il y a exactement six ans en avion de tourisme. Le spectacle de la magnifique vallée de l’Eure, avec ses méandres, ses petites forêts, ses vieilles maisons, ses parcs, ses ruines, et son château à Maintenon est tout simplement merveilleux. Un planeur me fait un battement de plumes, auquel je réponds par un signe de la main en guise d’au revoir. Mais pendant ce temps, les nuages ont dangereusement tendance à se souder sur toute une zone au nord ouest à partir de Chartres, éliminant l’ensoleillement ainsi que la convection. Je dois naviguer plus à l’est en survolant la rivière. Dreux est définitivement dans l’ombre, et il n’est pas raisonnable de m’aventurer au-dessus si je veux poursuivre mon vol. A une quinzaine de km au sud est de la ville, je décide de bifurquer dans la direction du vent vers le nord est. Je survol bientôt la N12 puis la région de Houdan, tandis que les pompes s’amenuisent. Mais il y a encore des cumulus au-dessus de ma tête, donc il y a encore de l’espoir de tenir en l’air. Notamment, la restitution prend le relais, et je parviens à me maintenir vers 800 m en survolant les nombreux bosquets au nord de Houdan. Et puis quelques rayons de soleil filtrants parviennent à relancer localement la convection, que je ne me prive pas d’exploiter pour atteindre le plafond. Enfin, les boucles de la Seine et la ville de Mantes sont bien en vue. Mais je n’aperçois aucun planeur plus au nord au-dessus de Chérence. Il faut dire que toute cette zone est déjà dans l’ombre, et je me rends compte que toute la masse nuageuse à l’ouest est un énorme grain qui se prépare et qui avance inexorablement sur nous. Je peux oublier le but initial, mais je n’ai pas l’intention de me poser au plus vite pour autant. Au contraire, au nord est, les cumulus inoffensifs sont toujours bien perchés, et je me dis que si j’arrive à traverser la Seine avant l’orage, je pourrais peut-être retrouver des pompes et continuer à avancer. La seule possibilité est de me diriger droit sur Mantes, d’ailleurs chapeautée par un beau cumulus qui semble faire de la résistance. Hélas, ma transition ne rencontre que dégueulantes sur dégueulantes, -3 à -4 m/s, c’est déconcertant. Ce doit être un avant-goût de la grosse couverture nuageuse qui gagne du terrain et qui lamine la convection sur son passage. Mais je veux atteindre la pompe au-dessus de Mantes avant qu’elle ne disparaisse, et aussi avant de rencontrer la planète ! J’accélère un peu pour sortir de ce mauvais pas, et maintient le vario à -4 à -5 m/s. Cela ne s’arrange pas, et j’ai la mauvaise impression de me lancer dans une course contre la montre dont le résultat est fort incertain. Pendant ce temps, le nuage isolé avance doucement vers les hauteurs de la ville au nord est, tandis que l’ombre entoure complètement la ville en laissant une malheureuse tâche de soleil qui s’évacue lentement. On aurait dit l’esprit du seigneur des anneaux partant à l’assaut de la cité du Gondor ! Je commence à examiner sérieusement les endroits posables sur ma route. D’abord il y a un champ d’herbe coincé entre la barrière de péage et la ligne de chemin de fer. Avant c’est une zone commerciale, et au-delà, ce sont les habitations et les immeubles. Vertical autoroute, je m’estime encore assez haut et décide de m’engager au-dessus de la ville, espérant bien y croiser un résidu de convection. Que nenni. Pour atterrir, il n’y a vraiment plus que le terrain de foot dans le centre, c’est quand même craignos. Effectuer un demi-tour me semble délicat, car je pense que mon aile ne pourrait pas remonter suffisamment au vent vers le champ d’herbe. Alors je continue vers la Seine en serrant les fesses, où j’aperçois sur l’île une toute petite clairière entre l’eau et les arbres, en extrême recours… Ensuite, c’est la route longeant le fleuve, les maisons, les arbres dans la pente, le sommet des hauteurs que je survole de près, et enfin un champ posable juste derrière une rangée d’arbres. Ouf, c’était chaud. Mon altimètre indique environ 200 m / Aigneville. Les autres chiffres ont échappé à ma mémoire, accaparée par la tension du moment. J’ai probablement dû me retrouver entre 50 et 100 m au-dessus de la pente. Si d’aventure il y a encore une pompe nonchalante dans le coin, elle ne peut plus être qu’à cet endroit. La récompense se présente enfin avec un bon mètre et demi que j’enroule aussitôt sous un rayon de soleil. Mais je suis bas, tendu, mon pilotage doit être un peu nerveux, ajouté aux turbulences de la situation aérologique locale, et ma jolie pompe s’envole au bout de deux tours. Je n’envisage pas de batailler pour en trouver une autre, d’autant plus qu’il est hors de question de risquer de passer sous le niveau de la crête. Faisons preuve de sagesse pour une fois ! Le faible gain de hauteur que je viens de recevoir va me permettre de trouver un meilleur champ non loin du premier, grand, moissonné, facilement accessible, et mieux abrité des turbulences. Atterrissage à 18h23, avec un bon soulagement.

Coup de fil à Denis avec le téléphone portable de Clotilde qu’elle m’a gentiment prêté, et qui s’avère bien utile en cette circonstance. J’ai de la chance, ils terminent une collation dans Chartres et s’apprêtaient à rentrer sur Orsay. Ils me rejoindront une heure et demi plus tard. Un mal contre un bien, un atterro anticipé contre une récupe confortable. Dans la foulée de la conversation, j’ai droit à la visite d’un parapentiste étonné qui a arrêté sa voiture le long de la route, qui a pris la peine de venir me saluer, et qui m’apprend que nous nous trouvons sur la commune de Limay, juste au nord de Mantes. Dix minutes plus tard, le vent souffle assez fort, et je me dépêche de replier mon aile sous la flotte. La pluie est heureusement de courte durée. Denis me racontera qu’il en a profité pour téléphoner au père Fred Bergey, qui a préféré rester sur le plancher des vaches, pour lui annoncer mon vol et le lieu de mon atterrissage. Il faut dire que la région de Houdan est à la fois la région natale et résidentielle de Fred, qui rêve depuis longtemps d’une occasion de la survoler en delta. Le pauvre, il était, paraît-il, vert de dépit en apprenant la nouvelle, et je crois qu’il s’est rongé le sang pendant un moment ! Pour terminer la soirée en beauté, je propose le restaurant à mes compagnons de voyage qui ont eu la bonté de me remorquer et de venir me chercher. Nous ne trouvons rien de mieux qu’un repas de fête bien animée, avec barbecues, salades, et groupe de rock, dans le village de Saint Martin la Garenne, juste à côté de Chérence. Le café qui organise s’appelle « au bon docteur qui guérit la soif et la faim », c’est tout dire ! Clotilde et Denis se rappellent de bons souvenirs en reconnaissant de la musique des Who, même si elle sonne un peu déraillée, tandis que je m’enfile des verres de sangria et danse la lambada avec Théodore. Retour au logis vers minuit, Théodore fera une bonne sieste le lendemain. La distance Moriers – Voves – Charpont (15 km au sud est de Dreux) – Limay s’élève à 105 km. Encore un beau vol, bien qu’écourté par le grain, et encore une bonne soirée.

Frédéric Lévy