Promenade en Val de Loire

 

La météo est encore maussade ou pluvieuse en cette fin juillet 2007, et il faut continuellement être à l’affût des belles journées potentielles pour espérer voler sur la campagne. Le 30 juillet, une perturbation vient d’arroser l’Ile de France, et progresse vers l’est tandis qu’un ciel de traîne prometteur doit s’installer dans le quart nord ouest du pays. Le vent est faible, et pour une fois, de secteur nord, ce qui laisse présager les bonnes intentions d’Eole pour nous tapisser un joli ciel de cumulus et nous offrir des conditions favorables au vol de plaine. Avec un léger bémol car l’atmosphère est chargée en humidité et des risques d’étalement sont sérieux. Je décide que c’est une excellente occasion pour aller rendre visite aux amis de la Mayenne à Aron. Les irréductibles bretons sont naturellement au rendez-vous, et l’un d’entre eux a été motivé par mes soins : « Salut Thierry, c’est Fred, tu viens voler ?! », ai-je lancé par téléphone au collègue un peu surpris qui, rentrant de ses vacances à Laragne, s’en allait tranquillement sur le chemin de son travail. Nous nous retrouvons finalement à huit deltistes sur le terrain. Le vent est très faible, la biroute est quasiment verticale. Jean Pierre, le remorqueur, nous presse de décoller à la chaîne en début d’après-midi, car il guette le moment où il va enfin pouvoir moissonner. Les caprices de la météo ont provoqué un retard important, et pour sauver sa récolte, il va avoir un mois et demi de boulot à rattraper en deux semaines.

Pour l’heure, le père Patrick ouvre le bal. Mais les nuages sont déjà en train de se souder au-dessus de nos têtes. Il réussit néanmoins à enrouler quelques bulles, et nous annonce bientôt par radio que le plafond se situe vers 1400 m. Bien, j’espère qu’il ira loin ! En fait, j’apprendrai le soir qu’il s’est posé 18 km plus loin. Dommage, qui dit mieux ?! Monique puis son fils Boris font un plouf. Tristan réussira à parcourir 33 km sous son Fuji, pas mal, et Boris se posera 45 km plus loin à l’issue d’un second vol. A mon tour, je décolle à 14h37. Tout le secteur est dans l’ombre, et les ascendances sont faibles, ça commence bien. Je choisis de me donner de la marge en me larguant assez haut, vers 750 m, et n’ayant pas l’intention de faire un plouf, je me dis qu’il faut en profiter pour aller chercher la première pompe un peu plus loin si nécessaire. J’aperçois vers le sud une forêt dont la lisière flanquée au nord de champs de blé, de prairies et d’un petit village, est éclairée par un rayon de soleil. Je décide alors de quitter le local du terrain pour m’aventurer là-bas. Mais la forêt est loin, peut-être cinq ou six kilomètres, et le risque de me poser grandit avec l’absence de bulle sur mon trajet qui soulagerait l’inexorable descente. J’arrive à 300 m au-dessus du village, impossible de rentrer au terrain. S’il m’est donné de rencontrer une ascendance, celle-ci prend forcément sa naissance dans le coin. Bingo, après quelques hésitations, j’enroule une bonne pompe au-dessus de la forêt qui m’emmène peu à peu jusqu’au plafond. Enfin la balade peut commencer. Mon objectif est d’atteindre la Loire au sud. La nature le long du fleuve est vraiment très belle, vue d’en haut par un soleil de fin d’après-midi d’été, et j’ai bien envie de la contempler à nouveau. La dérive est cependant très faible, ce qui ne va pas faciliter ma progression. Les pompes n’étant pas extraordinaires, entre 1 et 2 m/s au maximum, mon cheminement reste assez prudent, « sautant » de nuage en nuage, assurant toujours le survol des villages ou des zones pouvant créer des contrastes thermiques. L’humidité de l’atmosphère est effectivement assez importante, et il est surprenant d’observer le cycle de vie assez rapide des cumulus, notamment lorsqu’ils se désagrègent et libèrent tout autour des gouttelettes d’eau, créant ces maudits étalements qui génèrent des « dégueulantes » et qui masquent l’ensoleillement au sol. C’est ainsi que de proche en proche, je me retrouve gentiment en spirale sous un nuage à Château-Gontier partiellement dans l’ombre. Un planeur me rejoint. Il vole un peu plus haut, et je me mets aussitôt à serrer ma spirale pour optimiser ma montée et tenter de le dépasser. Comme le pilote doit faire de même, l’écart moyen entre nous ne varie pas et notre jeu se termine comme il a commencé jusqu’au départ du planeur. Une fois au plafond, vers 1500 m, un dilemme se présente. Au sud est, un grand trou bleu, et Dieu sait si le contournement des trous bleus par les pilotes du psuc peut s’avérer lourd de conséquences, tandis qu’une une zone d’ombre impressionnante sous un large étalement s’étend au sud sud ouest. Il se trouve qu’au soleil de cette zone, la frontière entre les champs éclairés et ceux dans l’ombre est assez bien marquée, pouvant ainsi générer des contrastes thermiques. Je décide de traverser la Mayenne et de m’engager dans cette direction, laissant les trous bleus à d’autres amateurs. La transition me semble longue, mais elle porte ses fruits. Je me récupère à 400 m au-dessus d’une exploitation agricole qui vient de refaire surface au soleil, et qui déclenche une pompe sympathique à mon arrivée comme si cette aubaine m’était destinée. Au plafond, un petit alignement de nuages semble se dessiner jusqu’au Lion d’Angers, et je l’enfile en prenant soin de naviguer du côté du soleil. De jolis châteaux de la Renaissance se dévoilent derrière leur ceinture d’arbres, c’est un grand plaisir d’admirer ces paysages vus du ciel. La Loire se rapproche doucement, et je m’en mets plein les mirettes. Une forêt à traverser, quelques nouvelles pompes au-dessus des villages dominés par Angers à l’est, l’autoroute, une dernière pompe au-dessus d’un curieux village qui arbore en son centre un grand bâtiment ancien dont l’architecture impose le respect (Saint Georges sur Loire), et me voilà à la verticale de la Loire à 1640 m au-dessus de Chalonnes, altitude maximale. Il est environ 18h50. J’aurai donc mis quatre heures pour atteindre le fleuve contre trois l’année dernière. Décidément, sans vent, ça rame et j’avance comme une tortue. Mais je préfère privilégier la prudence sur la performance, l’essentiel étant de rester en l’air. Cela dit, la journée est quand même bien avancée, et au sud, les cumulus commencent à se raréfier et ne couvrent plus que les villages. Au nord, les étalements subsistent. Sans hésiter, je décide de poursuivre vers le sud, à la découverte de nouveaux paysages. En fait, je vais aussi tenter de mieux reconnaître la région dans laquelle je m’étais senti passablement perdu l’année dernière. Visite aérienne d’une petite ville presque cernée par une autoroute, dans une ascendance nonchalante que je quitte avant le plafond pour cause de désagrégation du nuage. Je sens que je ne vais plus aller bien loin. Plus au sud, j’aperçois une grande forêt qui devrait bien restituer, mais elle me semble trop éloignée et je préfère bifurquer au sud est, le soleil dans le dos, en progressant le long d’une route jalonnée de villages qui contribueront sûrement à me maintenir en l’air. Et cela fonctionne, comme si, à chaque passage, une pichenette m’était donnée pour retarder le moment d’atterrir et gagner encore un peu plus de distance. Notamment, la fumée d’un simple feu dans un champ juste à côté d’un beau château avec son parc crée une colonne ascendante suffisante pour me rehausser de quelques centaines de mètres, étonnant. Enfin, je dois songer à repérer un champ. J’aurais tellement aimé poursuivre mon vol que je retarde le plus possible la décision d’atterrir. C’est ainsi que la surprise m’est offerte de découvrir, en le survolant assez bas, un magnifique château perché sur une butte et complètement caché par les arbres. Encore un, mais celui-ci est grandiose. On aurait dit un château médiéval restauré, avec ses murs rouge brique, ses deux tours rondes coiffées d’un toit en ardoise, et les douves qui l’entourent entièrement et qui semblent le préserver du temps. Après ce court instant de béatitude, je dois vraiment atterrir, les pieds en premier. Je repère un champ moissonné juste à côté d’une ferme, ce sera correct. Et voilà qu’en approche, je change soudain mes plans, préférant me poser dans le champ juste en dessous car c’est un pâturage, plus confortable pour replier l’aile, et il est plus grand. La connerie à ne jamais faire, je le sais depuis longtemps, et pourtant je saute dedans à pieds joints. Je ne sais pas quelle mouche m’a piqué, mais j’entame un virage de 360° par la droite pour déplacer ma finale en bordure du second champ. Sauf que ce virage est bien trop large, et qu’il m’emmène tout droit sur les arbres en bordure sur la gauche. Je vois déjà l’accident avec l’aile fauchée par les branches et percutant ensuite le sol. Je me surprends à crier « nooon ! » de toutes mes forces en serrant mon virage le plus possible pour éviter les arbres. Ouf, ils sont passés, mais le sol se rapproche dangereusement, et pour cause puisque incliner un virage entraîne une augmentation de la vitesse. Je tire à fond sur le montant gauche. Avec la vitesse, et aussi grâce à sa conception, l’aile quitte rapidement son inclinaison pour être à nouveau horizontale lorsque je tangente le pâturage. Ouf, merci l’Exxtacy. Mais ça va trop vite, je n’ai naturellement pas eu le temps de tirer les volets, et je dois impérativement freiner l’aile avant la clôture. Alors je laisse traîner mes jambes sur le sol et finit mon atterro sur le gésier. Quelle aberration. Mon aile est intacte, et deux légers bleus apparaîtront le lendemain sur mes genoux. Il est 19h43. J’ai quand même volé cinq heures, et je mets cette manœuvre insensée sur le compte de la fatigue inhérente au vol. En tout cas, cela m’aura fait une bonne piqûre de rappel sur la vigilance de tous les instants indispensable en l’air.

Tandis que je reprends mes esprits et aussi un peu de repos, un fermier vient à ma rencontre. Causerie sympathique. C’est le propriétaire des lieux, qui m’apprend que nous nous trouvons à 2 km à l’ouest de Vihiers, et que le beau château sur la butte est le château du Coudray Montbault. Il m’invite à déplacer mon aile dans le champ moissonné d’à côté, car les vaches devraient bientôt revenir sur le pâturage. Finalement je replierai mon aile entre les tiges résiduelles ! J’en profite pour m’accaparer le téléphone portable de mon hôte afin d’échanger des nouvelles avec les deltistes. Non, je ne suis pas un squatter, car avec la carte viva france telecom, la communication est débitée sur mon compte quel que soit le lieu d’appel ! Thierry m’annonce qu’il est déjà rentré chez lui à Rennes, et me souhaite bonne chance pour la récupe. Monique s’apprête à dîner à Laval, avec Patrick et les autres convives. Des amis sur La Rochelle sont occupés avec leur famille et ne peuvent venir me chercher (mais ils l’auraient fait s’ils avaient été seuls !). Je les salue en leur disant que j’essaierai de me poser plus près de chez eux la prochaine fois ! Bon, je sens que je vais devoir user de la panoplie du système D. Refusant de tenter de rentrer à Aron en stop by night, il me vient une idée : emprunter un moyen de locomotion au fermier. Le quad n’étant pas assuré sur les routes (et je me vois mal le transporter sur l’échelle de mon auto), l’homme accepte de me prêter… un vélo ! Après le tour de France, je trouve que c’est une idée amusante. Rentrer à vélo est certes beaucoup plus lent qu’en voiture, mais c’est bien plus rapide que la marche et les interminables attentes nocturnes. J’estime la distance à parcourir à 140 km environ, c’est jouable. Je n’ai pas été dopé, et j’aurais bien aimé l’être ! Premier coup de pédale à 21h40 sur un vélo sans frein ni lumière et nettoyé au kärcher. J’ai laissé mon harnais chez le fermier, en garantie et aussi pour m’alléger. Coup de fil à Clotilde à Chemillé pour l’informer de la suite des aventures. Elle ne cache pas son amusement et me souhaite bon courage. Après deux heures et 30 km enthousiastes, la fatigue et la faim commencent à se faire sentir. Il fait nuit, et à Chalonnes tout est fermé. Apercevant de la lumière à l’hôpital en centre ville, je me dis qu’il devrait être possible d’acheter du ravitaillement chocolaté dans un distributeur. Je sonne. Accueil convivial des infirmières compatissantes pour ce coureur égaré. Elles m’offrent un sandwich, une pomme, des gâteaux et de l’eau, c’est royal ! Nouveau départ sur le premier pont traversant la Loire. Tout est silencieux, sous un magnifique clair de pleine lune, c’est magique. Faire du vélo la nuit présente le grand avantage d’assurer une ventilation au milieu d’une certaine fraîcheur, ce qui est très agréable et limite également la déshydratation. Souhaitant préserver mes genoux déjà sollicités douloureusement, je pédale tranquillement sur les petites routes départementales à l’abri de la circulation. Mais le vent du nord s’est levé, ce qui ralentit ma course. Les heures défilent, les kilomètres aussi, mais trop lentement à mes yeux. La lune toujours vaillante éclaire la route. Au bout d’un moment, la fatigue me donne des coups de massue dans la tête, et mon optimisme initial cède la place à un constat lucide et sans appel : je dois trouver un endroit pour m’allonger et dormir au lieu de continuer à m’épuiser inutilement. Vers deux heures et demi du matin, j’arrive dans le village endormi du Vern d’Angers, à 34 km de Chalonnes et à 10 km à l’est du Lion d’Angers. Même pas un banc d’abri bus pour me reposer. En faisant le tour du gymnase, je remarque une porte mal fermée qui me permet d’entrer discrètement. C’est dommage, il n’y a pas de tatami à l’intérieur, les gens d’ici ne pratiquent pas le judo. Dans une petite salle, je pose le vélo, j’aligne quelques tables en guise de matelas, et enfin je savoure un petit roupillon au chaud. Réveil aux aurores avec une idée en tête : planquer le vélo dans la remise, et reprendre mon chemin en stop. Ayant déjà une expérience de la route entre le Lion d’Angers et Aron au petit matin, je me dis que ce sera plus efficace et plus rapide que de continuer à pédaler, car les gens qui vont travailler tôt s’arrêtent volontiers pour avancer les voyageurs pédestres. Et ça marche. En sept voitures et deux pains au chocolat, je suis rendu vers 8h30 sur la base ulm d’Aron. Je retrouve le sieur Jean Pierre affairé à la traite des vaches, souriant en écoutant mon histoire, et le quitte en lui souhaitant bonne chance pour ses moissons. Première récupe du vélo sous le soleil matinal, la porte mal fermée est bien restée ouverte. Puis visite nonchalante à la lumière du jour des patelins que j’ai traversés à vélo, histoire de me souvenir d’un éclairage plus animé et plus coloré. Je récupère mon aile et mon harnais vers midi et demi, en remerciant pour l’aide apportée par la bicyclette. Le soleil brille en maître, les cumulus sont plutôt timides. Afin de conserver en mémoire une image achevée de mon vol, je tiens à voir de près et à photographier le fameux château sur la butte, invisible de la route. Je pénètre discrètement dans le parc. Avec le soleil au zénith, l’édifice est encore plus majestueux. Mais la batterie de mon appareil se vide juste au moment d’appuyer sur le bouton, zut ! Alors je décide de me rendre au centre ville de Vihiers, d’attendre l’ouverture du magasin d’appareils photos dans l’après-midi pour recharger la batterie, en espérant qu’ils aient le chargeur adapté au modèle, et de retourner au château pour le mitrailler sous tous les angles, à défaut d’une photo aérienne. Une fois l’affaire emballée, je peux rentrer tranquillement à la maison. Visite sentimentale sur l’aérodrome de Saumur, où le vol à voile d’antan a disparu au profit d’un club de parachutisme important et très actif. Tourisme en longeant les bords de la Loire et en admirant les châteaux, avec quelques pauses dodo sur les aires de pique-nique protégées et paisibles. C’est une belle journée. La distance Aron – Château-Gontier – Chemillé – Vihiers s’élève à 138 km. Avec un vent très faible, c’est donc ce que je suis capable de parcourir en cinq heures. Eole eût-il daigné souffler un vent de 10 à 15 km/h de plus, et j’aurais peut-être pu atteindre les 200 km. Mais, dixit Jean Pierre, à Aron, il faut maintenant viser les 250 km du précédent record ! En attendant ce grand jour, il me reste des beaux souvenirs pour continuer à rêver.

Frédéric Lévy